Récemment, le Conseil du patronat du Québec (CPQ) unissait sa voix à celle du Premier ministre François Legault sur la nécessité de travailler plus d’heures par semaine et plus d’années dans la vie, afin de combler le « retard économique » entre le Québec et l’Ontario. Ce retard, qu’on mesure par un écart de PIB par habitant entre les deux provinces, était de 13,6 % en faveur de l’Ontario en 2022. Qu’en est -il au juste ?
Travailler plus rend-il plus productif ?
Selon Karl Blackburn, le président du CPQ, « 47 heures nous manquent en termes de productivité dans l’année (…) pour accroître notre richesse face à l’Ontario ». [1] Dans cette déclaration, on semble confondre le nombre d’heures travaillées et la productivité quant à leur apport respectif à l’enrichissement d’une population. La productivité, qui mesure la valeur produite par heure de travail, est le facteur déterminant du niveau de vie d’une population (PIB par habitant), tandis que travailler un plus grand nombre d’heures n’améliore en rien la productivité. À preuve, notre niveau de vie réel a été multiplié par 20 depuis 1900, alors que nous travaillons deux fois moins d’heures par semaine. S’il en est ainsi, c’est parce que la productivité dépend surtout de variables qualitatives telle la formation et l’expérience des employés, l’organisation du travail, le type d’équipement, le niveau technologique et le type d’industrie.
Dans le tableau ci-contre qui compare des pays riches de différentes tailles, on constate que la productivité est inversement proportionnelle au nombre d’heures travaillées dans le classement des pays, de sorte qu’on ne peut établir une relation positive entre un plus grand nombre d’heures de travail et une meilleure productivité. On constate la même chose lorsqu’on compare le niveau de vie des pays avec le nombre d’heures travaillées.
Tableau : Heures travaillées, productivité du travail et niveau de vie (2019)
Heures travaillées par semaine * |
Productivité : PIB/heure travaillée ** |
Niveau de vie : PIB/habitant ** |
|||
États-Unis |
38,8 |
Norvège |
82.8 |
Norvège |
62 281 |
Royaume-Uni |
36,6 |
Danemark |
74,3 |
États-Unis |
60 297 |
France |
36,4 |
États-Unis |
71,5 |
Danemark |
52 658 |
Suède |
36,1 |
Suède |
71,1 |
Suède |
50 955 |
Canada |
35,8 |
France |
67,4 |
Pays-Bas |
50 905 |
Allemagne |
34,4 |
Pays-Bas |
67,4 |
Allemagne |
50 136 |
Norvège |
33,4 |
Allemagne |
67,1 |
Canada |
46 224 |
Danemark |
32,6 |
Royaume-Uni |
59,5 |
Royaume-Uni |
44 911 |
Pays-Bas |
29,5 |
Canada |
52,7 |
France |
43 039 |
*OCDE, Durée moyenne hebdomadaire habituelle du travail dans l’emploi principal. Statistique Canada, Nombre moyen d’heures de travail hebdomadaires, 1976 à 2022, 13 juin 2023. **OCDE, PIB par habitant et productivité.
Cependant, lorsqu’on compare la productivité avec le niveau de vie, la plupart des pays ont une position sensiblement la même dans le classement, de sorte que la relation entre ces deux facteurs semble plus significative que la relation entre les heures travaillées et le PIB par habitant. C’est pourquoi, selon le Centre sur la productivité et la prospérité, la différence de productivité explique aujourd’hui la totalité de l’écart de PIB par habitant entre le Québec et la moyenne de 19 pays riches (dont le Canada), de sorte que pour combler un tel écart, « il ne s’agit pas simplement de travailler plus fort ou plus longtemps ; il faut travailler mieux. Autrement dit : seule la productivité compte ». [2] Or, l’amélioration de la productivité dépend en très grandes partie des investissements productifs et de la recherche et développement des entreprises.
Un coût de la vie moindre au Québec
Un deuxième élément doit être pris en considération lorsqu’on compare le niveau de vie du Québec et de l’Ontario : le coût de la vie. Comme la vie est moins chère au Québec qu’en Ontario, l’écart de niveau de vie entre les deux provinces est beaucoup moindre que ne le laisse entendre que la seule comparaison de leurs PIB par habitant.
En comparant les données de Statistique Canada sur le coût des produits et services essentiels dans les agglomérations canadiennes, le coût de la vie en 2022 était 13,6 % moins élevé au Québec qu’en Ontario, et 20 % plus faible à Montréal qu’à Toronto [3]. Ainsi, le coût de la vie moindre au Québec contrebalance l’écart défavorable de 13,6 % du PIB par habitant du Québec par rapport à l’Ontario.
Une meilleure qualité de vie
En dépit de certains reculs au cours des dernières années, l’ensemble de la population québécoise comble un plus grand nombre de besoins qu’ailleurs au Canada, grâce à une meilleure redistribution des revenus et à l’accès à un plus vaste panier de services publics. Qu’on pense aux services de garde subventionnés, aux droits de scolarité plus faibles, à l’assurance-médicament, au régime d’assurance parentale, etc. Ce mieux-vivre a été confirmé dans une étude de l’Institut du Québec, qui montre que Montréal arrive en tête parmi 14 villes nord-américaines dans la plupart des indicateurs de qualité de vie (inégalité et pauvreté plus faibles, meilleure espérance de vie, plus bas coût des logements) et de l’environnement (meilleure qualité de l’air, plus vaste couvert boisé et moyens de transport moins néfastes pour l’environnement). [4]
Ces considérations permettent de relativiser l’écart de richesse entre le Québec et l’Ontario, lequel s’apparente beaucoup plus à des disparités de revenus entre les plus riches des deux provinces qu’à un écart de niveau de vie réel entre les deux populations.
Notons enfin que vouloir stimuler la croissance économique ne garantit en rien un enrichissement du plus grand nombre. Depuis 1980, les 1 % plus riches de la planète ont capté 27 % de la hausse des revenus, alors que les 50 % du bas n’en ont reçu que 12 % [5]. Au Québec, même en tenant compte des transferts et des revenus nets, les 1 % mieux nantis ont capté 65,4 % de la hausse du PIB entre 1982 et 2019, alors que les 50 % des revenus inférieurs en captaient seulement 7,7 % [6].